Mme Hélène Carrère d’Encausse fut une grande dame, comme on dit en France, professeur à Sc Po, spécialiste de la Russie, secrétaire perpétuelle de l’Académie Française. Elle était la mère de l’auteur (qui a aussi deux sœurs plus jeunes) et est décédée le 5 août 2023 à un âge avancé. Mais, avant tout cela, il y a eu une vie et bien des traumas. Née Zourabichvili, elle est liée par sa mère à la grande aristocratie russe et européenne et son père, qu’elle adorait, fut compromis durant la guerre avec les nazis et mystérieusement exécuté le 10 septembre 1944 par des résistants. Evénement traumatique déterminant pour comprendre sa mère selon son fils. Avec son exceptionnel art de conteur – le tout est superbement écrit, sobrement mais efficacement – , avec un talent consommé pour la parenthèse significative, Emmanuel Carrère dresse un portrait fidèle de sa mère avec ses ombres (notamment la façon dont elle traita son père) et ses lumières (sa résilience, son absence de morgue et son optimisme tenace). J’ai toujours aimé les histoires de famille sur plusieurs générations – cela tombe bien: la mode est plutôt à ce genre d’écrits (comme Mon vrai nom est Élisabeth d’Adèle Yon) – et ce livre répond parfaitement à ce goût. En outre, l’auteur ne se ménage pas lui-même et ne cache pas ses misères avec une grande honnêteté. On voit clairement le poids de certains péchés (l’adultère notamment et la fragilisation que l’implosion du couple parental suscite chez des enfants). Le rôle des souvenirs d’enfance est bien mis en valeur. Pour moi, Emmanuel est arrivé à un point de maturité où il peut à la fois reconnaître son amour pour sa mère et parler d’elle d’être humain à être humain sans cacher ses défauts et ses aveuglements (sur Poutine notamment). Il m’a fait penser à la belle phrase de A. Wénin commentant l’évolution du personnage de Juda fils de Jacob et la façon dont il change de regard sur son père: « Enfin, un père est soucieux de la vie de chacun, même quand, pour cela, il doit laisser ses fils aller leur chemin. Bref, Juda honore son père en s’adressant à lui d’adulte à adulte, distant et proche à la fois; il indique clairement où est sa responsabilité, tout en prenant lui-même la sienne puisqu’il s’engage à ramener son frère, se chargeant ainsi du poids qui lui revient en propre : celui de se montrer frère » (« Des pères et des fils en traversant le livre de la Genèse », p. 31). Un très beau livre. D’une très grande justesse et d’une belle humanité.