
Dans ce court récit, à forte dimension personnelle, l’auteure nous partage une expérience universelle (ou presque): celle d’avoir à vider la maison de ses parents après leur décès, replongeant dans la mémoire familiale, découvrant parfois des choses et, surtout, devant ‘gérer’ – comme on dit peu élégamment – le maelstrom d’émotions lié aux souvenirs. En passant, c’est une fois encore l’expérience de la guerre et de la shoah qui affleure. C’est délicat et fin, riche en humanité. Quelques lignes: « En disparaissant, nos parents emportent avec eux une part de nous-mêmes. Les premiers chapitres de notre vie sont désormais écrits. Il nous faut conduire en terre ceux qui nous ont transmis la vie, nos créateurs, nos premiers témoins. En les couchant dans la tombe, c’est aussi notre enfance que nous enterrons » (14). Elle note le rapport étonnant à ces objets qui sont intimement liés à des personnes: « y a quelque chose de l’ordre du sacré dans le foyer parental. Y toucher relève du sacrilège, de la profanation. […] Les choses ne sont pas seulement des choses, elles portent des traces humaines, elles nous prolongent. Nos objets de longue compagnie ne sont pas moins fidèles, à leur façon modeste et loyale, que les animaux ou les plantes qui nous entourent. Chacun a une histoire et une signification mêlées à celle des personnes qui les ont utilisés et aimés. Ils forment ensemble, objets et personnes, une sorte d’unité qui ne peut se désolidariser sans peine » (33). Elle observe avec acuité la sécularisation de la mort et le désarroi qui accompagne cette déritualisation: « Jadis, la mort était une expérience qui se vivait au sein d’une communauté, la religion et la coutume dictaient des gestes, soutenaient l’endeuillé, mais aujourd’hui le deuil appartient au seul enclos de la vie privée » (17). Et dans les temps qui précèdent, il y a parfois un parent qui peu à peu ne se ressemble plus et ne reconnaît plus…. « En déposant sur sa tempe, son front et sa joue des baisers de fille, en répétant à son oreille des mots de tendresse, je songeais que toute ma vie j’avais tenté de lui plaire, que j’avais toujours cherché à obtenir d’elle un amour sans conditions, mais en vain » (26). C’est avec une forme de tendresse que les limites et fragilités de nos parents apparaissent: « c’est la dernière occasion de mesurer les limites de nos parents, de les regarder dans leur fragilité. Après tout, ce ne sont que de pauvres êtres humains » (27). Son cas est un peu rare: « J’étais enfant unique, sans frère ni sœur, sans aîné ni cadet. Je l’avais été de leur vivant, je le demeurais après leur disparition. J’étais devenue une orpheline unique » (29). Submergée par les objets et les affects attachés, elle décide d’en donner le plus possible: « Tout se jouait en un instant. C’était un moment de grâce, un échange inhabituel : je recevais en donnant.
Je donnais pour recevoir. J’étais moi et j’étais l’autre. Je transformais mon héritage en dons multiples » (78). Pour conclure: « La psyché est bien plus mélangée. Elle est faite de mouvements imprécis, de tourments et de retournements incessants, elle n’est jamais lisse, pure, univoque. Autour de la mort et de la naissance (de la maladie, de la rencontre, de la séparation amoureuse, etc.), les sentiments se pressent dans un élan si vif qu’ils nous déstabilisent, nous bousculent par leur puissance et leur désordre. Ce sont des moments d’intense remaniement intérieur. Ils nous entraînent à explorer des chemins jamais parcourus, à rouvrir des pistes mal balisées, à oser franchir des obstacles qui paraissaient impossibles à
affronter. Ils nous conduisent au-delà de nous-mêmes. Devenir orphelin, même tard dans la vie, exige
une nouvelle manière de se penser. On parle du travail du deuil, on pourrait dire aussi rite de passage,
métamorphose » (81).