En quelques scènes aux quatre coins du monde, inspirées de ses expériences de sherpa de Renzi et, ultérieurement, de conseiller stratégique en France, da Empoli nous décrit les nouveaux maîtres du monde – à la fois les nouveaux leaders populistes (Trump, Bukele, Milei, MBS notamment dans un saisissant portrait) et les ‘maîtres de la Tech’ – et leur vision de l’humanité. C’est intelligent, fin, bien vu et… glaçant. Je n’ai rien lu qui m’ait paru plus pertinent sur l’évolution de notre monde ces dernières années. Giuliano possède une lucidité tranquille, parfois même amusée mais toujours extrêmement juste. Ce petit livre est à lire absolument si l’on veut comprendre où l’on va collectivement.
Quelques perles… Empoli est fan de séries d’un côté et pas dupe des puissants qui sont souvent pris entre impuissance et ridicule… Il nous fait la confidence au début du livre que, « lorsque j’accompagnais le président du Conseil italien dans ses voyages autour du monde, nous avions inventé un jeu stupide avec son porte-parole, passionné comme moi de séries télé. À l’époque, on pouvait distinguer trois grandes catégories de séries politiques. La première, que l’on pourrait qualifier d’héroïque, comprenait des productions comme The West Wing (À la Maison-Blanche) qui représentaient la politique comme une compétition vertueuse entre personnes généralement compétentes et bien intentionnées. La deuxième, plus sombre, dépeignait la politique comme une jungle hobbesienne dans laquelle personne n’est innocent et où la seule règle est la survie. C’était la catégorie House of Cards, très populaire auprès des hommes politiques car elle les représentait comme des personnages machiavéliques, brillants et sans scrupules, plongés dans une vie passionnante d’intrigues et de coups tordus. Au contraire, la troisième catégorie, celle de sitcoms comme The Thick of It et Veep, du grand Armando Iannucci, montrait la vie politique pour ce qu’elle est: une comédie des erreurs permanente, dans laquelle des personnages, presque toujours inadaptés au rôle qu’ils occupent, tentent de s’en sortir, se dépêtrant de situations toujours inattendues, souvent absurdes, parfois ridicules. Au terme de chaque journée de voyage, Filippo et moi faisions le point : quel pourcentage de West Wing, de House of Cards et de Veep ? Le résultat était, en général, d’environ 10 % de West Wing, 20 % de House of Cards, et le reste de Veep. Cela nous faisait marrer à l’époque » (22-23). si bien vu… Il décrit ainsi un ancien conseiller de Poutine: « Comme tous ceux qui font son métier, Sourkov ne détermine pas les événements, il se limite à y ajouter une couche de cynisme intellectuel – puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être l’organisateur –, ce qui n’enlève cependant rien à l’intérêt de ses élucubrations ». Il nous informe ce qui fait froid dans le dos tout de même que » Selon l’avis même de l’entreprise qui le produit, le dernier modèle de ChatGPT lancé à l’automne 2024 a induit une augmentation significative du risque que l’intelligence artificielle soit utilisée à mauvais escient pour créer des armes chimiques, biologiques, radiologiques et nucléaires. Ce risque est désormais classé au niveau le plus élevé dans le barème établi par l’entreprise » (49). Trump est évoqué, sobrement mais crument, plusieurs fois: « Le nouveau président américain a pris la tête d’un cortège bariolé d’autocrates décomplexés, de conquistadors de la tech, de réactionnaires et de complotistes impatients d’en découdre » ou » le destin de nos démocraties se joue de plus en plus dans une sorte de Somalie digitale, un État en faillite à la mesure de la planète, soumis à la loi des seigneurs de la guerre numérique et de leurs milices » (75). « Trump n’est au fond que l’énième illustration de l’un des principes immuables de la politique, que n’importe qui peut constater : il n’y a pratiquement aucune relation entre la puissance intellectuelle et l’intelligence politique. Le monde est rempli de personnes très intelligentes, même parmi les spécialistes, les politologues et les experts, qui ne comprennent absolument rien à la politique, alors qu’un analphabète fonctionnel comme Trump peut atteindre une forme de génie dans sa capacité à résonner avec l’esprit du temps » (77). Le /constat le plus honnête, que je partage aussi même si ce n’est pas très optimiste, consiste à observer que « L’heure des prédateurs n’est, au fond, qu’un retour à la normale. L’anomalie ayant plutôt été la courte période pendant laquelle on a pensé pouvoir brider la quête sanglante du pouvoir par un système de règles » (81). Ces nouveaux maîtres du monde, ils les appelle les borgiens (de Borgia of course) et « les agissements des borgiens ne sont rien d’autre que la version actualisée de ce qui se dit dans les livres d’histoire, dans les Vies de Plutarque et dans les récits de Suétone, dans les chroniques de la Renaissance et dans les mémoires de l’Ancien Régime » (82). leur recette est assez simple: « Partout, le principe reste le même. Trois opérations simples : identifier les sujets chauds, les fractures qui divisent l’opinion publique ; pousser, sur chacun de ces fronts, les positions les plus extrêmes et les faire s’affronter ; projeter l’affrontement sur l’ensemble du public, afin de surchauffer de plus en plus l’atmosphère » ce qui nous renvoie tout à fait à l’excellente série française La fièvre. Au cœur de leur projet, l’IA: » l’IA surgit comme une technologie borgienne, dont le pouvoir repose sur sa capacité à produire de la sidération. Comme les borgiens, l’IA se nourrit du chaos et en extrait la surprise. Sa capacité d’action est certes encore limitée, mais la prochaine génération de logiciels, capables de mener des tâches de manière autonome, se profile déjà à l’horizon. Comme les borgiens, l’IA ne s’embarrasse ni de règles ni de procédures. Personne, pas même ses concepteurs, ne sait comment elle prend ses décisions » (129).