Professeur de philosophie et catholique, Denis Moreau nous livre ce petit essai sur la portée de la foi en la résurrection dans nos vies ordinaires. Il s’inspire d’un ouvrage précédent, plus austère dit-il, Les Voies du salut. Un essai philosophique, Paris, Bayard, 2010. L’ensemble est à la fois clair, riche et convaincant. J’aimerais dire apologétique si l’adjectif n’avait pas, parfois, pour certains, mauvaise presse. C’est en tout cas de la bonne théologie mais enracinée dans une anthropologie attentive à nos vies réelles, banales, ordinaires, marquées par l’échec et le péché. Il m’a rappelé l’essai de l’écrivain chrétien anglais Francis Spufford, Unapologetic: Why, Despite Everything, Christianity Can Still Make Surprising Emotional Sense (aussi sur le site). A la différence que l’un est totalement anglais, avec digressions imprévues et humour, tandis que D. Moreau a un côté pascalien et cartésien à la fois: clair et structuré toujours. L’idée c’est que la foi en la résurrection peut nous aider (et en pratique nous aide) à traverser les grandes situations existentielles de ‘mort’ de nos vies: la dépression (il en parle en première personne), le deuil (la mort d’un ami), la crise conjugale (quand on ne voit pas de lumières). J’ai beaucoup aimé et recommande vivement à d’une part tout chrétien qui veut s’interroger sur sa foi avec honnêteté et rigueur et à tout non croyant qui se dirait: ‘j’aimerais bien savoir comment raisonnent les chrétiens et ce que la prétendue résurrection de Jésus il y a deux mille ans peut bien changer à leur vie’.
Quelques propositions que je retiens (mais j’ai pris 22 pages de notes!)
« La vie, la vraie vie, est une lutte permanente, indécise et âpre entre les énergies qui sauvent et celles qui
détruisent » (11)
« j’en suis venu à penser qu’il n’y a, au fond, qu’une question qui vaille : abattus, terrassés, aux temps de la déréliction, saurons-nous nous relever ? Je veux dire : ressusciter » (12)
« Ce qui va suivre sera donc un manuel de survie, qui présentera une façon chrétienne de traverser les
catastrophes » (25).
« Nietzsche est l’auteur avec qui je souhaite de façon prioritaire engager le débat : la confrontation avec lui constitue une épreuve de vérité à laquelle le christianisme et les intellectuels chrétiens ne sauraient se
soustraire. […] Il faut pour cela montrer que le christianisme bien compris, ou mieux compris qu’il ne l’a parfois été par ses critiques aussi bien que par ses partisans, est précisément ce que Nietzsche déplore qu’il ne soit pas : une doctrine affirmative, et non réactive, qui, moralement parlant, ne se réduit en aucun cas à une somme d’interdits mais constitue avant tout une option existentielle positive ; une religion qui fait fond sur la puissance de la vie, promeut le développement du désir humain » (51)
« Benoît XVI lorsque, reprenant à son compte en élargissant son sens un concept créé par le philosophe
anglais John Langshaw Austin (1911-1960), il attire l’attention sur ce qu’il appelle le caractère «
performatif » de la foi chrétienne : « Le message chrétien n’est pas seulement informatif, mais
performatif. Cela signifie que l’Évangile n’est pas uniquement une communication d’éléments que l’on
peut connaître, mais une communication qui produit des faits et qui change la vie » (53).
Il en déduit des principes:
« Principe 1 : Avoir foi en la résurrection du Christ, c’est croire que la mort n’est pas le terme absolu de nos vies (aussi bien la mienne que celle des autres) ». (57)
« Avoir foi en la résurrection du Christ, c’est croire que, lorsqu’on est tombé, on peut toujours se relever ». (62)
« Avoir foi en la résurrection du Christ, c’est croire que la traversée de l’épreuve ne se conclut pas
nécessairement par la défaite, ni même par un simple retour à une situation antérieure, mais peut
conduire à un état préférable à celui où l’on se trouvait avant l’épreuve » (63).
« D’où, synthétiquement, le principe 2 : avoir foi en la résurrection du Christ, c’est croire que, quelle qu’ait été la chute que nous avons connue, nous pouvons nous en relever ; que, quel que soit le degré d’engourdissement auquel nous sommes parvenus, nous pouvons nous en réveiller ; et que ce double mouvement de relèvement et de réveil peut conduire à un état supérieur, préférable à celui où nous nous trouvions avant la chute et l’engourdissement ». (67)
« Principe 3 : avoir foi en la résurrection du Christ, c’est croire qu’il y a une dimension corporelle dans
une vie de ressuscité, autrement dit ne jamais tenir pour négligeables la place, la fonction et les
exigences du corps au cours des diverses opérations de résurrection dans lesquelles nous sommes
engagés ». (68)
« Nous croire capables de nous tirer des difficultés de l’existence par nos propres et seules forces, et sans l’
aide de la grâce divine. C’est le problème moral fondamental de notre postmodernité, époque pélagienne
entre toutes, et d’autant plus qu’elle n’a plus la culture théologique pour prendre conscience de l’être » (75)
« Principe 4 : croire que Jésus (comme homme) est ressuscité (au passif), c’est admettre que, lorsqu’on est terrassé, abattu ou engourdi, on ne se relève ou ne se réveille pas par ses propres forces, mais qu’on a
besoin pour ce faire des autres (voire de l’Autre) ; c’est donc savoir qu’il ne faut pas hésiter à demander,
ou susciter, de l’aide, que ce soit celle de Dieu, celle des autres, ou celle de Dieu se déployant par le
truchement de celle des autres ». (83)
« Principe 5 : croire que le Christ est ressuscité, ce n’est pas rechercher le négatif et la souffrance pour eux
mêmes, mais lorsqu’on les rencontre, c’est juger que si profond que soit le sentiment de déréliction où
nous sommes parvenus, si indépassables que nous semblent les catastrophes qui nous frappent, nous ne
devons jamais considérer que tout est définitivement perdu » (89)
« principe 6.1 : la puissance de la foi au Christ, ici moins compris comme ressuscité (un jour, une fois pour
toutes) que comme ressuscitant (une puissance actuelle de relèvement orientée vers un avenir), nous
rejoint de façon prioritaire dans les différents enfers et sans-issue existentiels que nous traversons, pour
nous aider à en sortir » (95).
« Retenons le principe 6.2 : la puissance de la résurrection vient nous rejoindre dans nos enfers
existentiels. Mais on doit accepter qu’elle agisse dans la durée : il faut du temps pour ressusciter. La
patience est un des « fruits de l’Esprit saint », c’est-à-dire un don par lequel se communique la vie de Dieu (voir Ga 5, 22) » (97)
« On est ainsi conduit à prendre en compte ce que les théologiens appellent parfois, dans le si suave jargon où ils excellent, « la portée salvifique résurrectionnelle de la praxis du Jésus pré-pascal ». En termes plus intelligibles, il s’agit de lire les actes de Jésus comme anticipant et évoquant sa résurrection »
« principe 7 (qui synthétise en un sens les précédents en les déployant dans le cours d’une existence
ordinaire) : avoir foi en la résurrection, c’est aussi relire les Évangiles en croyant non seulement qu’ils
expliquent comment la puissance de la résurrection nous rejoint, mais aussi, plus profondément et dans l’optique « performative » évoquée plus haut, que cette lecture rend opérante cette puissance de résurrection. Cette dernière peut nous transformer, non seulement face à la mort stricto sensu, mais aussi dans nos diverses expériences de sommeil, de chute et d’engourdissement. C’est notamment le cas dans l’expérience de la faute, ou du péché, et du pardon. » (103)
« J’ai donc fini par faire mon deuil, comme tout le monde. Et dans les grandes lignes, je l’ai fait comme
tout le monde, par étapes, en un lent processus de reconstruction qui voit la vie et ses exigences petit à
petit reprendre leurs droits. […] Le chrétien n’est pas un surhomme ou un autre homme, il ne vit pas dans un autre monde, il n’est exempté ni des rudesses de la réalité commune, ni de la patience que ces processus requièrent » (116)
« Moi je dis que, quand on est philosophe, la dépression est une faute professionnelle. » Imbécile : j’en
aurai proféré un certain nombre dans ma vie, des âneries, mais celle-là allait loin dans l’orgueil et la
prétention suffisante ! Dans mon bonheur je disais : Rien, jamais, ne m’ébranlera. Pourtant je fus
épouvanté » (136).
« L’expérience de la dépression est (avec d’autres je présume, par exemple la mort d’un enfant) celle d’un
excès de négativité que rien ne viendra jamais contrebalancer, et à plus forte raison annuler. C’est un des
lieux où, selon l’expression du théologien Karl Barth, la possibilité d’une vision dialectique de l’existence
se « brise » (158)
« il est vrai que j’ai appris de la dépression. J’ai appris à considérer avec davantage de bienveillance, d’
indulgence et de compréhension les personnes qu’elle frappe. Face à leur détresse, je ne me dis plus,
comme cela a pu sottement m’arriver jadis, qu’« elles l’ont un peu cherché » ou que quelques efforts leur
auraient évité de sombrer. Peut-être même ai-je appris à être plus attentif à toute personne en situation
de détresse ou de vulnérabilité (162)
« Dans ce combat scandé par de rudes luttes, les mots obstination, opiniâtreté, résolution ne sont pas
dénués de sens et de pertinence, aussi bien à l’échelle de l’ensemble du processus de guérison qu’en
chacune des étapes, mêmes minimes, qui constituent le chemin vers le renouveau : « C’est par votre
persévérance que vous obtiendrez la vie » (163)
« Saint François de Sales avait raison de voir dans le découragement la tentation des tentations : « C’est, en un mot, le grand mot de votre affaire, de ne jamais employer votre esprit pour disputer en faveur de la
tentation du découragement, sous quelque prétexte que ce soit » (165)
« Une psychanalyste athée blanchie sous le harnais d’années de fréquentation des complexités et
tourments des âmes me disait : la confession telle qu’elle se pratique chez les catholiques est ce qu’on a
inventé de mieux pour se délivrer de la culpabilité » (190).
« C’est important : tout pardonné soit-il, le péché en ses suites enlaidit et gangrène le monde, notamment
par les souffrances qu’il provoque chez ceux qui en ont été victimes (cela se vérifie à nouveau de façon
exemplaire dans les affaires de violences sexuelles). » (204)
Dans ce chapitre sur le mariage, il a reçu les confidences d’amis anonymisés et s’inspirent avec bonheur de leurs témoignages
« D’où ce pressentiment qu’un combat de dimensions cosmiques se joue dans toutes les indéniables
difficultés – les statistiques du divorce les manifestent assez – rencontrées sous nos cieux par les
personnes engagées dans l’aventure du mariage. Quand un couple va mal, c’est l’univers qui
dysfonctionne, les forces de la mort et du néant qui menacent entropiquement de l’emporter sur celles
de l’Être et de la Vie (206) »
« En particulier, une donnée est récurrente dans les récits de conjoints ayant surmonté une grave crise
conjugale : ils ne s’en sont pas sortis tout seuls, ils se sont fait aider, chacun de son côté parfois, mais
surtout à deux. Car passé un certain seuil de dégradation de la relation, l’image des sables mouvants s’
impose : plus le couple se débat, même de bonne foi, plus il s’enfonce » (218).
« Au minimum, je dirais que les choses ne se seraient pas passées de la même manière si je n’avais pas prié. Le faire m’a aidée à conserver un peu d’espoir quand j’étais tentée de capituler, cela m’a donc placée dans des dispositions d’esprit favorables pour me battre et sauver mon couple (219)
« Principe 3. Avoir foi en la résurrection du Christ, c’est croire qu’il y a une dimension corporelle dans une
vie de ressuscité, autrement dit ne jamais tenir pour négligeables la place, la fonction et les exigences du
corps au cours des diverses opérations de résurrection dans lesquelles nous sommes engagés » (222).
« Or s’il y a une chose que j’ai apprise de cette crise c’est que, conjugalement parlant, rien n’est jamais
acquis, qu’il faut rester vigilant, prendre soin de son couple : c’est si fragile, et cela dysfonctionne si vite! » (225)
« Comme quelque chose de notre mariage avait été brisé, j’éprouvais le besoin, une fois la tempête apaisée
et la vie commune reprise, qu’on signifie que c’était réparé. Un ami prêtre a accepté de nous bricoler une
sorte de rituel de ré-engagement (à ma connaissance, cela n’existe pas dans les rituels de l’Église
catholique, c’est peut-être un manque, d’ailleurs), en adaptant une cérémonie prévue pour les couples
qui fêtent un anniversaire de mariage important ». (226)
« Il est remarquable que le premier acte public de Jésus soit de remettre sur un droit et joyeux chemin un
mariage qui menaçait de mal tourner. En son rythme ternaire (le premier vin/le moment où le vin
manque/le second vin meilleur que le premier), ce récit peut évoquer une crise conjugale
victorieusement surmontée. Dans un premier temps, celui des débuts enthousiastes de l’existence
commune, c’est la fête, tout est facile, l’amour brille de mille feux, les époux savourent le vin de la vie
matrimoniale. Puis le vin vient à manquer, il ne reste plus que de l’eau, insipide et incolore, la banalité
grise et triste du quotidien routinier au goût de cendres – et bien des mariages s’achèvent dans la
tristesse lorsque les époux sont découragés par cette atmosphère d’échec » (231)
« Ainsi compris en son sens spirituel, ce texte offre une remarquable figuration de la façon dont l’
intervention inattendue de Jésus ressuscité et la puissance bénéfique de la foi en sa résurrection
rejoignent des couples en difficulté pour leur proposer des horizons nouveaux et opérer des
résurrections conjugales » (234)
BREF:
« La foi placée en la résurrection du Christ n’est pas un néant inefficace, elle est quelque chose et, comme
telle, possède une efficacité transformante, produit des effets notables » (239)
« Dans une lettre écrite peu de temps avant son décès à une amie elle-même au seuil de la mort, Paul
Ricœur résumait : « Du fond de la vie, une puissance surgit, qui dit que l’être est être contre la mort.
Croyez-le avec moi » (255).
« Pour le rock, les spécialistes discutent de son identité : Bill Haley, Elvis Presley, Chuck Berry ? Pour le
christianisme, il s’agit de Jésus. Par sa vie, ses paroles, ses actes et le parachèvement de sa résurrection, il
a réagencé des éléments anciens, infléchi le tempo, changé le rythme, modifié non pas les événements
en eux-mêmes ni les règles fondamentales de la musique ou les coordonnées indépassables de toute existence, mais la façon de les appréhender et de les vivre, et par là il a inauguré non seulement un style supplémentaire, mais tout un univers » (259)
« Georges Bernanos, qui exprimait si bien dans ses romans les combats spirituels qui agitent les âmes et
les drames de nos vies, a admirablement synthétisé ces différents aspects de l’espérance chrétienne : L’
espérance, voilà le mot que je voulais écrire. Le reste du monde désire, convoite, revendique, exige, et il
appelle tout cela espérer, parce qu’il n’a ni patience, ni clairvoyance, ni honneur, il ne veut que jouir, et la
jouissance ne saurait être attendue, espérée au sens propre du mot, l’attente de la jouissance ne peut s’
appeler une espérance, ce serait plutôt un délire, une agonie. D’ailleurs, le monde moderne vit beaucoup
trop vite, le monde n’a plus le temps d’espérer, la vie intérieure de l’homme moderne a désormais un rythme beaucoup trop rapide pour que s’y forme et s’y mûrisse un sentiment si ardent et si tendre, l’homme moderne hausse les épaules à l’idée de ces chastes fiançailles avec l’avenir. Le pessimiste et l’optimiste s’accordent à ne pas voir les choses telles qu’elles sont. L’optimiste est un imbécile heureux, et le pessimiste un imbécile malheureux. […] L’optimisme est un ersatz de l’espérance dont la propagande officielle se réserve le monopole. Il approuve tout, il subit tout, il croit tout. […] Mais l’espérance se conquiert. On ne va jusqu’à l’espérance qu’à travers la vérité, au prix de grands efforts et d’une longue patience. Pour rencontrer l’espérance, il faut être allé au-delà du désespoir. Quand on va jusqu’au bout de la nuit, on rencontre une nouvelle aurore. […] L’optimisme est une fausse espérance à l’usage des lâches et des imbéciles. L’espérance est une vertu » (265),
« Ainsi, en ces moments de grâce où je goûte une vie de ressuscité, je cesse d’être inquiet, je sais que j’
atteins une forme d’achèvement existentiel, de réalisation du plus profond de mon désir – et alors, oui,
la vie éternelle est déjà commencée » (281)