J’ai été particulièrement impressionné par cette thèse. Le verset de Mt 27,25 dont elle part, « tout le peuple répondit : ‘Son sang, qu’il soit sur nous et sur nos enfants !’ », a suscité dans l’histoire une grande hostilité envers le peuple juif. Deux interprétations se disputent le terrain: la traditionnelle qui en fait une malédiction que s’auto-inflige le peuple juif dans son ensemble et une interprétation ‘révisionniste’, dite parfois ‘ironique’, reprise par Joseph Ratzinger, qui en fait une signe de bénédiction future (le sang de Jésus ne pouvant que sauver). L’enjeu est clef pour l’ensemble de l’évangile de Matthieu et pour la question théologique décisive du rapport à Israël, « son peuple » (Mt 1,21). La thèse méthodiquement et solidement développée par l’auteur est qu’il nous faut redécouvrir le theologoumenon fondamental du sang innocent, du châtiment qu’il appelle et de ce qu’il peut couvrir. Ce verset doit donc être mis avec les autres passages évoquant un sang innocent en Matthieu, notamment les enfants de Bethléem en Mt 2.Ce parcours matthéen résonne avec des textes juifs contemporains avec qui il partage une conviction théologique commune. Celle-ci s’appuie sur deux pistes bibliques : une prend appui sur le sang d’Abel le juste, l’autre sur celui de Zacharie (cf. 2 Ch 24). Matthieu 23,35 se révèle capital dans ce parcours. La conflation du Zacharie de 2 Ch 24 avec le prophète Zacharie est également faite par la tradition rabbinique et fait supposer que l’addition « fils de Barachie » n’est due ni à une distraction de Jésus ni à une erreur de Matthieu. Or la tradition sur le sang d’Abel conduit directement au jugement et au déluge. De fait, « le versement de sang innocent a dans Matthieu une dimension cosmique et eschatologique » (25). Le sang de Zacharie est quant à lui, plus explicitement encore, lié au sort de Jérusalem (et de son Temple), comme l’indique la tradition rabbinique. Bien que naturellement postérieure, elle pourrait remonter à une tradition plus ancienne ce qui corroborerait Mt 23,35. Pour Judas (27,4), pour Pilate (27,24), pour le peuple, la mort de Jésus est une question de sang innocent, une histoire qui dure depuis la Genèse. Matthieu crée un lien verbal entre Mt 2,16-18 et 27,25 par le mot te,kna (qu’il insère en Jr 31,15 en Mt 2). Matthieu relie cette tradition spécifiquement au prophète Jérémie (il est le seul évangéliste à le mentionner) : « en un sens, le sang innocent et le destin d’Israël, cité sainte peuple et terre, sont tenus ensemble » (44). Dans le troisième chapitre, l’auteur montre la proximité théologique et textuelle entre Matthieu et le 1er livre d’Hénoch. Ce livre en effet relie Gn 9, la violence sur la terre, au versement du sang innocent de Gn 4. Or le sang innocent pollue la terre. Notons au passage, dans la poursuite des observations de Michael Fishbane au sein de la Biblique hébraïque, que ces écrits paratestamentaires sont en premier lieu le fruit d’un travail proprement exégétique attentif aux nuances du texte hébreu, visant à expliquer les blancs du texte. Cette exégèse tend à expliquer la situation présente par des scénarios portant sur l’Urzeit aussi bien que sur l’Endzeit. On découvre ainsi que pour toute une tradition interprétative, le péché fondamental n’était pas celui d’Adam mais bien celui de Caïn, le meurtre de l’innocent. Tant le récit tardif de Suzanne que la lettre de Jude peuvent être pris comme illustrant cette tradition. D’un autre côté, des textes contemporains de Matthieu montrent l’importance croissante que le sang de Zacharie avait prise dans cette tradition. Matthieu s’appuie donc sur une tradition théologique à la fois antérieure et contemporaine et prépare le cri de Mt 27 par le logion de Mt 23. L’addition matthéenne sur Judas (Mt 27,3-10) renforce cette dimension de versement du sang innocent versé par des autorités corrompues. L’assimilation ou le lien entre la destruction du Temple et les temps eschatologiques, faite par Matthieu (et qui a si souvent embarrassé les commentateurs chrétiens), se trouve également dans la littérature hénochienne. Comme elle l’observe, beaucoup des passages qu’elle invoque sont dans Q°: Matthieu développerait-il alors une théologie déjà présente en Q et antérieure à son projet littéraire et théologique? La question mérite d’être posée car elle en amène nécessairement une autre, qu’elle n’aborde jamais : Jésus lui-même ne pourrait-il pas après tout avoir déjà habité cette tradition interprétative ? Il n’a certainement pas moins de compétences que Matthieu ! Quoi qu’il en soit, on voit peu à peu comment ce travail ouvre une nouvelle lecture de ce verset permettant de sortir de la dichotomie initiale. En effet, dans cette tradition, la purification et le châtiment, terrible et qui vise tant Israël que les Nations, s’accompagne indissolublement d’une restauration qui couvre aussi tant Israël que les Nations. Bref, « Matthieu 23,35 appartient à un monde façonné par les traditions sur le sang innocent du judaïsme ancien» (179). De même que le sang d’Abel, versé injustement, a conduit au déluge, quasi fusionné avec l’épreuve eschatologique finale (dont il fournit une image puissante), de même le sang innocent de Jésus qui avait pollué la terre et appelé un châtiment (notamment la destruction du Temple et de la ville comme lors du 1er exil) : « comme le sang d’Abel, comme le sang de Zacharie chez les rabbins, le sang innocent de Jésus versé evpi th/j gh/j, amène la destruction, déluge et exil, Babylone et Rome, sur la terre » (206) Mais ce sang sera ultimement également un sang de rachat et de restauration. Matthieu signale la résurrection par un ensemble de signes eschatologiques et les morts ressuscités (en écho à Ez 37), comme par anticipation, retournent dans « la cité sainte » (27,53). Jérusalem a été purifiée et le salut n’est pas seulement pour les ‘autres’ mais aussi pour elle et pour tout le peuple. Les deux lectures initiales montrent ainsi leurs limites. Matthieu ne fait pas l’impasse sur le jugement, la destruction de Jérusalem : le voile du Temple s’est bien déchiré. Mais il ne s’arrête pas là : « Dans le sang de Jésus versé pour la multitude pour le pardon des péchés, Jérusalem est dans la logique de l’évangile déjà rétablie » (228). A la façon, ajouterai-je, du Paul de Romains 11, Matthieu ‘voit’, au-delà du châtiment et du refus, le temps de la restauration et de la guérison. Témoignant d’une belle connaissance de la littérature intertestamentaire et du monde de pensée de Matthieu, bien écrite et bien menée, cette thèse m’est apparue convaincante. Elle est en tout cas, à mon sens, incontournable pour quiconque veut entrer dans le projet théologique de Matthieu.
Recension parue dans les RSR en 2019