
Dans ce texte ardent, le philosophe catholique Emmanuel Tourpe lance un appel vibrant à laisser l’amour avoir la première place dans la vie chrétienne. Pourquoi tant d’amertumes, d’insultes, de querelles sur des points secondaires alors que Jésus et tout le Nouveau Testament sont si clairs: c’est à l’amour mutuel que vous reconnaitrez les chrétiens? Et parfois on s’interroge 😉 ! L’ensemble est vif, animé d’une belle énergie et mobilise des ressources pertinentes. Parfois, on peut regretter que cela soit vite écrit et que l’éditeur n’ait pas aidé à toiletter le texte de certaines coquilles (JP Meier devenu JP Meyer! Augustin qui n’a pas dit ‘Ama et fac quod vis’ mais ‘Dilige et quod vis fac ‘) ou facilités (Marie de Magdala n’était ni une pécheresse ni une dévergondée, etc.), ou choses vite dites qui appelleraient un débat (sur l’auteur d’un texte attribué à Caussade, sur Marc secrétaire de Pierre, sur le fait que Jésus ait crié sur la croix ‘Eli atha (mon Dieu, c’est toi !)’, etc.). Mais il ne s’agit pas de chipoter: la ligne globale du propos va dans le bon sens et invite à une charité active et exigeante. En passant, l’auteur cherche à corriger des préjugés qui peuvent trainer dans bien des têtes, fussent-elles catholiques et provenir de sources peu évangéliques. « Nous devons, c’est un commandement toujours nouveau, passer du sacrifice solitaire des héros tragiques à la charité entre nous tous. Du paganisme des superhommes au christianisme des frères » (13). La sainteté est une aventure communautaire. Il invite à lutter contre la tyrannie du don sans retour qui aboutit au burn-out: il s’agit bien dans la vie spirituelle (et la vie tout court) de donner et de recevoir. Il observe par exemple qu’il a entendu: » « J’ai observé qu’un curé qui aime ses paroissiens est un prêtre heureux» Comment ? Cela est faux, et dangereux ! Un prêtre n’est heureux que s’il y a un amour donné et rendu, un amour commun entre le prêtre et sa paroisse ! Sinon c’est une litanie de dépressions, de chutes des meilleurs et des plus héroïques. On a détruit une génération de jeunes prêtres avec ces idées criminelles » (14). La sainteté n’est pas d’abord une sorte d’idéal solitaire mais un parcours collectif: « On n’est saints qu’ensemble. Cela va très loin, et c’est un grand théologien qui l’a dit : « Seule l’Église, et non pas les chrétiens individuellement, est sauvée par Jésus-Christ » (H. Urs von Balthasar) » (16). Bref, retrouvons la dialectique du je et du nous, du croyant unique et de sa communauté: « Sainte famille, priez pour nous. Sainte communauté, priez pour nous. Sainte paroisse, priez pour nous. Credo in communio sanctorum. C’est à la communion des saints que je crois – c’est cela l’Église » (16). Rejoignant l’intuition du père Alexandre Men (prêtre russe martyr), il pense que le christianisme ne fait que commencer: « Nous avons à peine commencé à être chrétiens. Nous n’avons même pas commencé d’aimer. À l’amour que vous aurez les uns pour les autres, on reconnaîtra que vous êtes mes disciples. Personne n’entend cela et nous préférons mille prétextes pour ne pas nous aimer et pour ne pas bénir ceux qui nous persécutent » (19). Il relève avec justesse que les chrétiens appellent d’abord à un amour vécu dans la communauté mais que celui-ci, par extension, doit s’étendre: il le note chez Paul: « Paul ne se borne pas à exhorter ses correspondants à exercer la charité envers les membres de leur communauté, envers ses responsables (5, 13), voire envers les autres communautés chrétiennes (4, 10), il va plus loin : « Et vous, que le Seigneur vous fasse croître et abonder dans l’amour que vous avez les uns pour les autres et envers tous, comme nous envers vous » (3, 12). Ici, la priorité de l’amour intracommunautaire est indéniable, mais la grâce du Christ est censée animer une charité «centrifuge» qui s’étend en dehors des cercles chrétiens jusqu’à ne connaître aucune limite quant à son objet » (104). Il cite quelques noms moins connus: « il y a heureusement quelques penseurs chrétiens qui ont cherché à penser la manière dont cet amour chrétien change les rapports humains. Ils s’appellent Franz von Baader. Gabriel Madinier. Maurice Nédoncelle. Claude Bruaire » (115) et affirme: « La communion qui doit venir, ce n’est pas celle d’un groupe de croyants isolés du monde, et tenus entre eux par leur foi : mais celle d’un immense foyer d’amour qui commence entre les chrétiens, se poursuit vers tous les hommes et est capable d’aimer les ennemis même des chrétiens » (118). On a trop souvent réduit la charité à l’aide sociale: « Il y a un malentendu historique sur le terme de charité. La « charité » au sens où nous avons fini par l’entendre n’est plus l’amor fraternus que recouvre dans le Nouveau Testament l’expression « agapan allelos » ou « adelpho allelos » ; nous l’avons recouverte et réduite au sens du mot grec déjà évoqué « eleemosyna », la compassion sociale pour les pauvres » (125). Or « La charité, c’est d’abord s’aimer les uns les autres, et ensuite seulement la diaconie et le service des plus pauvres – et jamais sans l’amour des ennemis selon le triangle de l’amour plusieurs fois évoqué » (129). Les formules justes et percutantes abondent et font réfléchir: « Si le chrétien est d’abord un croyant, il est surtout un charitable » (154). Il remarque non sans humour: « Il faudra écrire bientôt un petit Mode d’emploi de l’amour fraternel sur les réseaux sociaux. Qui commencerait sans doute par l’appel de saint Ignace à « sauver le point de vue d’autrui » dans tout débat »! (170). Bref, citant un jésuite mort en 1940, « Le christianisme est la religion de la charité… La charité est la fin et la raison d’être de tout dans l’Église catholique. L’importance de la foi lui vient précisément de son rapport à la charité. Elle nourrit et la dirige. Hors de la charité, on se fait de la vérité même une idole. Il ne faut donc pas séparer la vérité de la charité (Y. de Montcheuil, Problèmes de vie spirituelle) » (170). Et je le rejoins à 100% – c’est ce que je répète sans cesse aux fiancés – « Que nous préparons mal les fiancés à cette réciprocité ! Que nous sommes mauvais à éduquer les couples chrétiens à cet amour mutuel qui dépasse le sentiment immédiat et met en œuvre toutes les ressources de l’attention, du temps disponible. Si aujourd’hui je devais préparer des couples au mariage, je les instruirais d’abord et surtout à préserver, même à l’arrivée des enfants, un soin jaloux à leur couple. Madame ne peut donner son cœur aux enfants en le détournant de son mari. Monsieur ne peut donner son âme à son travail, le détournant de sa femme […] Les enfants peuvent même être la principale menace d’un couple. Il faut garder ce lien dans le couple qui, antérieur aux enfants, doit entre amants marquer la mutualité des dons de l’un à l’autre » (181).